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La démocratie directe en Suisse au 21ème siècle

Thomas Milic, Gabriel Hofmann
19th October 2023

La recherche suisse sur les votations a livré de nombreuses études éclairantes. Cependant, certaines questions centrales concernant le comportement de vote demeurent encore ouvertes. Le projet « Démocratie directe en Suisse au 21e siècle » (DDS-21) aborde certaines de ces questions à l'aide de nouvelles données et de nouvelles méthodes d’enquête. Dans cet article, nous présenterons brièvement les quatre modules du projet ainsi que deux analyses empiriques réalisées à partir de la première enquête d’opinion.

Lorsqu’on questionne les Suisse·sse·s à l'étranger sur leur système politique, c’est généralement à propos de la démocratie directe. C'est aussi l'élément du système politique dont les Suisse·sse·s sont régulièrement les plus fier·ère·s à en croire les sondages. En outre, les votations ont une longue tradition en Suisse. En 1848, la création de l'État fédéral moderne fut approuvée par une votation. Il est donc d'autant plus étonnant que la recherche empirique sur les votations se soit développée assez tardivement en Suisse. Ce n'est que dans les années 1970 que les premières analyses de données agrégées ont été effectuées, c'est-à-dire des analyses basées sur les résultats communaux et cantonaux. Or, les données agrégées ne permettent pas de répondre à de nombreuses questions importantes. Par exemple, ces données ne permettent pas de connaître les motifs de la décision de vote des citoyen·ne·s. Pour ce faire, il faut des données individuelles qui, à quelques exceptions près, proviennent nécessairement d'enquêtes auprès de la population.

S’agissant de ces données d’enquêtes, les études Vox menées sans interruption depuis 1977 ont joué un rôle pionnier. En 1992, la « votation du siècle » sur l'adhésion à l'EEE a marqué un tournant dans l'histoire de la recherche sur les votations. Le « non » à une courte majorité dans les urnes a surpris de nombreux décideurs dans le monde politique et économique, ce qui les a poussés à débloquer des fonds supplémentaires pour la recherche sur les votations. Alors que, dans les années 1950, on considérait encore que la « vox populi » était la « vox Dei » (et qu'elle ne devait donc pas être remise en question), on s'intéressait désormais aux motifs de vote et aux décisions de différents groupes de la population. Les données Vox ont également donné lieu à de nombreuses études et analyses. D’autres enquêtes s'y sont ajoutées récemment, ce qui a alimenté le débat sur l'interprétation des résultats des votations.

Ces enquêtes post-votations ont toutefois pour objectif premier de produire des données permettant une bonne lecture des résultats aux acteurs politiques et aux journalistes. Pour la recherche académique fondamentale, d'autres questions sont cependant au centre des préoccupations. Celles-ci portent par exemple sur le traitement de l'information ou la dynamique de la formation de l'opinion.  À cette fin, des questions plus approfondies, d'autres structures de données et des innovations méthodologiques au niveau des enquêtes sont nécessaires. Le projet de recherche (DDS-21), financé par le Fonds national suisse et auquel participent les huit instituts de sciences politiques des universités suisses ainsi que l'Institut du Liechtenstein, a été mis sur pied afin d'éclairer également ces questions. Ce projet a pour objectif principal d'étudier plus en détail quatre aspects de la formation de l'opinion publique.

Les effets de la publicité politique sur la formation de l'opinion

La question de savoir si l'argent permet d’acheter les votations a certes déjà fait l'objet de nombreuses études. Mais la plupart du temps, ces analyses demeurent au niveau agrégé - en l'absence de données individuelles. Les effets de la publicité politique sur le comportement individuel des votant·e·s ne sont généralement pas évidents dans ces études. Remarque-t-on vraiment la présence de la publicité et si oui, à quel endroit - dans les journaux, dans la rue, dans les médias en ligne ? Quels éléments de la publicité sont réellement perçus ? Comment ces contenus, lorsqu'ils sont perçus, sont-ils associés aux prédispositions politiques existantes ? C'est à ce type de questions que le projet entend répondre.

Les médias numériques dans les campagnes de votation

Le paysage médiatique et donc le comportement en matière d'information ont évolué récemment. Dans un monde de plus en plus numérique, les votant·e·s s'informent toujours plus souvent via des sources numériques. Jusqu’à présent, les études sur le comportement de vote allaient rarement au-delà de quelques indicateurs d'utilisation des médias numériques. De plus, l'impact de l'évolution rapide de l'environnement informationnel sur la formation de l'opinion lors des votations en particulier n'a guère été étudié. Comment les individus s'orientent-ils dans la jungle des informations numériques ? Quels messages reçoivent-ils et quelles sont les sources Internet qu’ils choisissent parmi une offre pléthorique ? Comment ces informations sont-elles évaluées ? Leur fiabilité et leur crédibilité sont-elles prises en compte par les individus ?

Comment les valeurs fondamentales s’exercent-elles sur la décision de vote ?

Les décisions politiques individuelles sont souvent prises sur la base de certaines valeurs politiques générales, comme le soutien à la redistribution par l'État. Cette relation entre valeurs et vote a déjà fait l’objet de nombreuses investigations. Mais des recherches récentes ont montré que les décisions relatives à des mesures politiques concrètes sont influencées par des croyances encore plus fondamentales. Notamment par des convictions sur la justice sociale, sur ce que doit être la forme de société « naturelle » ou « idéale », voire même sur la conception de l'homme en tant que tel, c'est-à-dire la représentation de ses motivations et de sa nature profonde. L'importance de telles convictions fondamentales et abstraites pour la prise de décision sur des mesures concrètes n'a guère été étudiée jusqu'à présent dans le contexte des votations suisses.

Informations et décisions

Les informations constituent l’un des fondements des décisions politiques. La question du niveau d'information des votant·e·s est donc presque aussi ancienne que les votations elles-mêmes. Il est étonnant de constater que, jusqu'à présent, la compétence en matière de votations n'a été évaluée que de manière rudimentaire et le plus souvent indirecte. Il s'agissait par exemple de savoir si les votant·e·s se souvenaient des objets sur lesquels ils avaient voté le week-end précédent ou quels avaient été les motifs de leur décision. Parfois, les répondant·e·s étaient également invités à détailler le contenu de l’objet soumis au vote. Mais toutes ces questions donnent une impression très lacunaire (et parfois trompeuse) des connaissances factuelles des votant·e·s. Cela s'explique aussi par le fait qu'il est tout d'abord difficile de définir ce que l’on entend par la compétence en matière de votations et ensuite de déterminer de quels savoirs il faut disposer pour prendre une décision éclairée. C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de DDS-21, une nouvelle conceptualisation de la compétence sur les objets est proposée, ce qui permettra de développer de nouveaux instruments de mesure des connaissances spécifiques aux objets soumis au vote.

Les premiers résultats de l'enquête
Une première analyse de l'effet de la publicité politique sur la prise de décision présuppose des données sur la perception (individuelle) de cette publicité. La question de savoir si l'on prête attention aux affiches de votation ou à la publicité politique en général n'a guère été étudiée dans le contexte des votations suisses, ou alors seulement sous la vague forme de son utilisation. Dans le cadre du projet DDS-21, les répondant·e·s à l'enquête en ligne se voient présenter des publicités politiques fréquemment utilisées (pour et contre), à la suite de quoi ils peuvent indiquer s'ils se souviennent d’avoir vu la publicité politique en question, et si oui, où. La première évaluation de cette question montre que les affiches sur la loi sur le climat et l'innovation ont effectivement été beaucoup plus souvent remarquées que celles sur l'imposition minimale de l'OCDE/G20. Cela coïncide avec l'analyse des annonces publicitaires de l’Année Politique Suisse (APS), qui fait état d'un nombre significativement plus élevé d'affiches sur la loi sur le climat que sur l'imposition minimale. Il est intéressant de noter que les affiches pour et contre la loi sur le climat ont été remarquées à peu près à la même fréquence, alors que les annonces en faveur du « oui » ont dominé dans la presse écrite. Cela pourrait s'expliquer par le fait que l'UDC n'a pas fortement misé sur la publicité dans la presse écrite.1

De plus, cette première analyse descriptive de la perception de la publicité politique montre que celle-ci est plutôt remarquée dans l’espace non virtuel. Une minorité déclare toutefois avoir vu de la publicité politique sur Internet ou sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, la question sur l'utilisation de médias sociaux spécifiques à des fins d'information politique fait également partie du projet DDS-21. L'évaluation de cette question montre que les médias sociaux ne jouent toujours qu'un rôle marginal dans la prise de décision. Les citoyen·ne·s les plus âgé·e·s en particulier - et cette catégorie se taille la part du lion dans le corps électoral en raison de sa participation élevée - ne s'informent que très peu via Twitter, Facebook, Instagram ou YouTube. Cela n'est en revanche pas le cas chez les jeunes : Instagram, en particulier, est largement utilisé à des fins d'information politique - constat également confirmé par des études récemment publiées sur la participation des jeunes. 2


1 https://swissvotes.ch/attachments/44d1ee3c6365cadf3a9956fdd3fb26d74dcc0e2d3f5cc7f3c5ecec091fcf46a0

2 https://s3.eu-central-1.amazonaws.com/ext-linst-c5-web-liechtenstein-institut.li-2019/9916/9220/9413/LIB_52_2023_final.pdf et https://www.zdaarau.ch/dokumente/Studienbericht_JugendCitoyennete%CC%81_zda.pdf

image: flickr.com