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La police prend enfin sa place dans la recherche scientifique en Suisse

Jonas Hagmann, Anna Wolf
10th January 2024

La police suisse est fortement marquée par la pratique. Tout de même, une collaboration plus étroite entre la police et la science se développe aujourd’hui. Un recensement systématique des publications scientifiques met en lumière le développement de cette recherche policière naissante. Quelles sont les disciplines qui participent à la recherche policière ? Avec quelles méthodes la recherche est-elle menée ? Et comment la qualité de ces dernières est-elle assurée ? On constate que les contributions en sciences sociales sont actuellement peu nombreuses.

Introduction

La police est l'un des éléments les plus importants et les plus puissants de l'ordre social et de l'administration publique en Suisse.1 Elle assure la sécurité et l'ordre par des mesures préventives et répressives étendues et représente un coût considérable pour les pouvoirs publics. Elle impose des normes contre la volonté de certains si nécessaire, travaille à la jonction d'innombrables problèmes sociaux et incarne l'équilibre désiré entre le travail d'ordre de l'État, du secteur privé et de la société civile. Grâce à son pouvoir de décision en fonction de la situation, la police est considérée par certain·e·s politologues comme l'incarnation du politique tout court.

Compte tenu de sa position centrale, il n'est guère surprenant que la police soit souvent au cœur des débats publics au niveau cantonal. Il est toutefois surprenant de constater que la police suisse est encore peu étudiée sur le plan (socio)scientifique : il existe jusqu'à présent peu de documentation publique sur le travail de la police suisse. Cela reflète le caractère très pratique de son domaine. La police suisse est composée d'une grande communauté de praticien·ne·s, avec environ 19'500 policières et policiers, dont la manière de travailler se fonde fortement sur des applications pratiques, apprises, vécues et transmises. Hormis les traités juridiques, les directives internes et le matériel de formation, les documents écrits et scientifiques sur la police sont assez limités.

Un besoin évident de production de connaissances translationnelles

En effet, la collaboration entre la police et la science est encore peu établie en Suisse, contrairement à d'autres pays comme l'Allemagne, l'Angleterre ou encore le Canada. Les descriptions des sujets policiers sont publiées qu'infréquament en Suisse. La production de connaissances au sein de la police est peu renforcée par une méthodologie de recherche et les contributions scientifiques sont modérément reconnues dans certaines polices. Parallèlement, la recherche universitaire est encore souvent externaliste : la sécurité intérieure est souvent analysée dans une perspective juridique très formelle ou "de l'extérieur" avec peu de connaissances des logiques pratiques importantes propres au domaine - en partie aussi faute d'un meilleur accès. Parfois, les débats et les concepts anglo-saxons sont simplement appliqués au paysage policier suisse.

La recherche dans, avec et sur la police est aujourd'hui très dispersée en Suisse. Les coopérations mutuellement bénéfiques sont encore fortement dépendantes des cas et des personnes. Cette situation est particulièrement insatisfaisante pour les sciences sociales et politiques, où la police est un élément central de l'ordre social et politique. Mais elle est également insatisfaisante pour la police. La police doit gérer des questions de plus en plus complexes et subit une forte pression en termes de personnel. C'est la raison pour laquelle elle doit mieux exploiter l'état actuel des connaissances et utiliser plus directement les découvertes scientifiques pour ses tâches. Le besoin d'apprendre conjointement est important et l'exigence d'un travail policier fondée sur des données probantes augmente. Cette dernière fondation exige une plus grande utilisation de données objectives, ce qui implique des compétences méthodologiques plus robustes et des produits d'analyse écrits encore plus compréhensibles. En somme, les polices suisses - comme d'autres systèmes de police modernes et démocratiques - ont un grand besoin de se renforcer en tant qu'organisations basées sur le savoir et orientées vers le savoir. Une meilleure collaboration avec la science est évidente.

Un nouveau suivi des travaux scientifiques sur la police

Ce rapprochement prend toutefois du temps et il reste encore quelques obstacles à surmonter sur le chemin vers une co-production des savoirs par la pratique et la science. L'un d'entre eux est de renforcer les compétences en sciences sociales et politiques de la recherche sur la police. En effet, une première systématisation des pratiques de publication montre que la recherche sur la police suisse est aujourd'hui plutôt structurée de manière unilatérale. Il va de soi que les publications ne sont pas le seul moyen de cerner la production de savoir dans et autour de la police. Mais parce qu'elles rendent les connaissances accessibles aux non-spécialistes, qu'elles peuvent être consultées à grande échelle au niveau international et qu'elles permettent de développer la recherche, les publications constituent un outil de mesure très pratique (en sciences politiques, Leifeld et Ingold 2016). C'est pourquoi la division des sciences policières de la police cantonale de Bâle-Ville recense depuis début 2022 toutes les publications scientifiques en allemand, français, italien ou anglais qui se concentrent sur le domaine de la police suisse.2 Les aperçus de l'état de la recherche ainsi établis sont utilisés en interne, mis à disposition du public tous les six mois et évalués bibliométriquement.

Graphique 1. Structures bibliométriques de la recherche policière pour l'année civile 2022 (langue de publication projetée)

Graphique : Alix d'Agostino, DeFacto

Avec la mise à jour de cette collection, on obtient un ensemble de données de plus en plus vaste sur la recherche policière. Parallèlement, les structures de ces recherches sont mises en évidence.3 Le premier ensemble de données fournit des indications révélatrices à ce sujet : Au cours de l'année civile 2022, 101 contributions scientifiques centrées sur la police suisse ont été publiées, dont 45% dans des revues sans comité de lecture, 28% dans d'autres revues spécialisées, 16% dans des revues spécialisées avec comité de lecture, 11% sous forme de livres et 1% sous forme de chapitres de livres. 53% des 101 articles au total ont été écrits par des hommes, 24% par des femmes et 23% par des équipes mixtes. 50% des publications ont été rédigées individuellement et 33% par des co-auteurs suisses, puis 7% individuellement et 4% par des co-auteurs internationaux, et 6% par des équipes transnationales composées de personnes de Suisse et de l'étranger. 66% ont été publiés en allemand, 13% en français, 12% en anglais et 6% en italien, et le reste en version bilingue.

Le principe de légalité - la nécessité, particulièrement marquée dans le domaine de la police, de fonder les pratiques de travail sur des bases juridiques détaillées - se reflète fortement dans l'orientation disciplinaire de la recherche policière. Avec 46%, près de la moitié de toutes les publications scientifiques de l'année 2022 proviennent des sciences juridiques, 20% de la pratique policière, 8% de la criminologie, 2% de la médecine légale et 1% de la psychologie et de l'histoire. Seules 19% des publications sont issues des sciences sociales et 4% sont interdisciplinaires. En outre, seuls 14% des travaux se basent sur une méthodologie de recherche qualitative et 11% sur une méthodologie de recherche quantitative. Tous les autres travaux sont de "nature appliquée" ou n'utilisent pas de méthode de recherche (socio-)scientifique clairement identifiable. Enfin, 39% des 101 études proviennent, selon les données d'affiliation, d'universités, 20% de la police et de l'administration publique, 15% de hautes écoles spécialisées, 8% de l'économie privée et 5% d'organisations de la société civile.

Les spécificités de la recherche policière publiée

Globalement, l'analyse révèle des structures particulières des pratiques de publication dans le domaine de la police suisse. Les publications en langue allemande coïncident avec les publications individuelles, les auteurs (masculins) et le monde de la pratique, les travaux collaboratifs en Suisse avec la mixité des auteurs et les hautes écoles spécialisées, tandis que la recherche policière plutôt anglophone et transfrontalière correspond aux universités (cf. graphique 1 pour ces regroupements). Les praticien·ne·s rédigent des articles appliqués axés sur la pratique policière ou des articles juridiques ou criminologiques dans des revues spécialisées, le plus souvent sans comité de lecture. Les contributions des chercheur·e·s des universités et surtout des hautes écoles spécialisées sont plus clairement identifiables d'un point de vue méthodologique et sont plus étroitement corrélées avec les articles de sciences sociales et les articles évalués par des pairs (cf. graphique 2).

En outre, la codification présente des caractéristiques qui se distinguent en partie des pratiques disciplinaires plus classiques, comme celles des sciences politiques. La recherche sur la police est - en raison de sa nature appliquée et de son ancrage cantonal - fortement orientée vers les langues nationales suisses. En revanche, de nombreux travaux de recherche dans le domaine de la science politique contribuent à l'état des connaissances internationales, principalement en anglais. C'est la raison pour laquelle ils ne circulent guère dans la politique et l'administration cantonales, c'est-à-dire dans la véritable "patrie" pratique et administrative de la police suisse. Les publications transfrontalières sont beaucoup plus rares dans la recherche sur la police que dans les sciences politiques, malgré les interdépendances transnationales marquées de la sécurité intérieure, tandis que les ratios de genre sont tout aussi déséquilibrés (Leifeld et Ingold 2016, Teele et Thelen 2017, Cellini 2022). Sans grande surprise, les personnes issues des hautes écoles spécialisées sont beaucoup plus représentées dans la recherche sur la police que dans les sciences politiques (Bernauer et Gilardi 2010) ; en revanche, les travaux en sciences policières sont beaucoup plus rarement évalués par des pairs. Leurs bases méthodologiques sont souvent peu claires, ce qui rend la vérification de leurs résultats difficile. La forte influence des sciences juridiques est évidente, tandis que les contributions des sciences sociales sont étonnamment modestes.

Graphique 2. Incidences disciplinaires et méthodologiques de la recherche policière au cours de l'année civile 2022

Graphique : Alix d'Agostino, DeFacto

À l'avenir, l'interaction entre la police et la science doit être fortement améliorée en Suisse. Si les obstacles correspondants sont supprimés, ces caractéristiques bibliométriques de la recherche policière changeront-elles également - et si oui, dans quelle direction ? La poursuite du monitoring des publications permettra de classer de plus en plus clairement les résultats de l'année civile 2022. Et elle rendra plus tangibles et plus discutables les développements méthodologiques et disciplinaires espérés sur le terrain. Le monitoring fait ainsi partie d'un projet plus vaste visant à accompagner systématiquement le lien entre la police et la science en Suisse et, si possible, à l'améliorer ponctuellement par des incitations. Aujourd'hui, le besoin d'une communauté de recherche de plus en plus professionnelle et translationnelle dans et autour de la police suisse est évident (Jarchow et Kagel 2023). Celle-ci ne doit pas opposer des systèmes de connaissances, mais relier de manière productive les connaissances pratiques et l'état de la recherche, promouvoir la rigueur méthodologique dans la recherche policière, permettre une recherche policière plus efficace et mettre davantage l'accent sur les questions de sciences sociales. Compte tenu de l'importance centrale de la police, il est plus que temps que ce domaine politique, avec ses nombreux éléments (inter)cantonaux, communaux et (trans)nationaux, soit davantage exploité par les sciences sociales.4 Dans ce contexte, les sciences politiques sont particulièrement sollicitées : Les relations étroites entre la police, la politique, l'État, l'ordre et le pouvoir sont connues et ne nécessitent guère d'explications supplémentaires.


1 L'article reflète les classifications professionnelles des auteurs. Celles-ci ne correspondent pas nécessairement à celles de la police cantonale de Bâle-Ville.

2 La divison des sciences policières est une unité d'organisation scientifique nouvellement créée, hybride et axée en premier lieu sur les sciences sociales. L'unité fait de la recherche avec, pour et sur la police. Elle réunit les connaissances pratiques et l'état de la recherche et se concentre thématiquement sur le travail de police urbain, collaboratif et interdisciplinaire.

3 En outre, il se rattache à des efforts similaires de mise à jour issus de la recherche internationale sur la police, voir Beckman et al 2003 et Wu et al 2018. Le monitoring et d'autres publications de connaissances la division des sciences policières sont disponibles publiquement via le site web ou la newsletter : www.polizei.bs.ch/wissenschaft

4 En novembre 2023, le corpus complet de la Swiss Political Science Review (existant depuis 1995) comptait à peine deux articles individuels avec le terme « police » (ou « Polizei ») dans le titre ou l'index, et le corpus complet de la Schweizer Zeitschrift für Soziologie (existant depuis 1975) en comptait trois.

References: 

  • Beckman, Karen, Cynthia Lum, Laura Wyckoff und Kristine Larsen-Vander Wall (2003). Trends in police research: a cross-sectional analysis of the 2000 literature. Police Practice and Research 4(1): 79-96.
  • Bernauer, Thomas und Fabrizio Gilardi (2010). Publication output of Swiss political science departments. Swiss Political Science Review 16(2): 279-303.
  • Cellini, Marco (2022). Gender gap in political science: an analysis of the scientific publications and career paths of Italian political scientists. Political Science & Politics 55(1): 142-148.
  • Jarchow, Esther und Martin Kagel (2023). Polizei vs. Forschung? Ein spezifisches Forum für Polizeiforschung als Missing Link und als Fallbeispiel für Wissenschaftskommunikation im polizeilichen Kontext. In: Kritische Polizeiforschung: Reflexionen, Dilemmata und Erfahrungen aus der Praxis. Maurer, Nadja, Annabelle Möhnle und Nils Zurawksi (Hrsg.). Bielefeld: Transcript, pp.231-247.
  • Leifeld, Philip und Karin Ingold (2016). Co-authorship networks in Swiss political research. Swiss Political Science Review 22(2): 264-287.
  • Teele, Dawn und Kathleen Thelen (2017). Gender in the journals: publication patterns in political science. Political Science & Politics50(2): 433-447.
  • Wu, Xiaoyun, Julie Grieco, Sean Wire, Alese Wooditch und Jordan Nicols (2018). Trends in police research: a cross-sectional analysis of the 2010-2014 literature. Police Practice and Research 19(6): 609-616.

L'article a été édité par Sarah Bütikofer et Remo Parisi, et traduit par Alix d'Agostino.
Image: Midjourney / Hagmann 2023 (Image générée par IA)