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L’apport de la didactique à la formation citoyenne en Suisse romande

Jean-Charles Buttier
5th April 2024

La Loi sur l'instruction publique du canton de Genève prévoit qu'un cours d'éducation à la citoyenneté soit donné aux élèves du Cycle d'Orientation. Amenés à traiter des "questions sensibles", les enseignant·es en charge de ce cours le donnent sous l'angle didactique en utilisant le mode opératoire d'une étude des controverses.


Aarauer Demokratietage

L’éducation à la citoyenneté est une branche enseignée en 9e année du Cycle d’Orientation dans le canton de Genève à raison d’une heure par semaine, ce qui induit une inscription d’un cours de didactique de la citoyenneté et questions sensibles au plan d’études. Ce cours est obligatoire pour les étudiant·es de la Formation en enseignement secondaire (Forensec) des branches histoire et géographie et c’est une option pour les autres. Le cadre réglementaire est contraignant car l’Institut universitaire de formation pour l’enseignement (IUFE) est tenu de former les enseignant·es en charge de ce cours. Le choix a été fait de traiter de l’éducation à la citoyenneté sous un angle didactique ce qui implique de mobiliser un cadre théorique spécifique. De plus, le cours tel qu’il a été conçu par Charles Heimberg ou tel que j’ai pu le donner en suppléance est orienté vers l’analyse de « questions sensibles ». 

L’objet de ce texte est donc de montrer la pertinence de traiter de l’éducation à la citoyenneté sous l’angle de sa didactique propre en insistant sur la dimension opératoire d’une étude des controverses. La Loi sur l’instruction publique (LIP) du canton de Genève précise dans son article 10 les objectifs de l’instruction publique, notamment préparer à la participation civique et politique en « affermissant le sens des responsabilités, la faculté de discernement et l’indépendance de jugement ». Or, des débats d’actualité font irruption dans la classe, à l’image de diverses manifestations de dé-commémorations comme lorsque le Mur des Réformateurs avait été maculé de peinture multicolore aux couleurs LGBTQI+ en 2019. 

Exigences contradictoires de l'instruction publique

Le contexte plus traumatique de conflits armés réactivés récemment (en Ukraine depuis février 2022 ou au Proche-Orient depuis octobre 2023) ravive les questionnements portés par Virginie Albe dans son ouvrage sur l’enseignement des controverses (Albe, 2009). Le fait de traiter de ces questions peut se justifier par l’article 10 de la LIP mais peut se voir limité par l’article suivant relatif au « respect des convictions politiques et religieuses » des élèves et des parents. Les enseignant·es sont alors confronté·es à une injonction paradoxale pouvant produire un inconfort professionnel. D’autant plus que les prescriptions du Plan d’études romand (PER) enjoignent également à ne pas évacuer ces questions du cadre scolaire en mobilisant par exemple une approche systémique pour assurer le développement d’une citoyenneté active et responsable. L’approche systémique renvoie à une typologie classique des types de citoyen·nes à former en contexte démocratique qui met l’accent sur l’orientation des élèves vers la justice sociale (Westheimer & Kahne, 2004). Le domaine SHS intègre également des finalités pratiques telles que « construction de la pratique citoyenne par l’analyse de situations à l’origine de débats de société ».

Une fois les savoirs à enseigner sélectionnés, par exemple les controverses liées aux dé-commémorations comme c’est le cas aujourd’hui à l’Université de Genève avec la place à donner à la figure de Carl Vogt (1817-1881) en raison de sa contribution à la théorisation d’un racisme scientifique, reste à choisir les savoirs pour enseigner. Comment didactiser ces débats de société pour citer le PER ? C’est là que la didactique de l’éducation à la citoyenneté est d’un apport précieux en permettant de faire de ces controverses un contenu enseignable et enseigné y compris si elle questionne les valeurs des élèves mais aussi des enseignant·es.

Photographie de Charles Heimberg

Étude des controverses pour développer des savoirs pour agir

Traiter des controverses nécessite une approche didactique particulière qui a une histoire qui se traduit par l’évolution des termes pour les désigner : questions socialement vives (QSV), questions sensibles, objets difficiles ou encore controversés. La recherche québécoise sur la question est particulièrement fructueuse à l’image des travaux de chercheuses (Hirsch, Moisan & Audet, 2022) qui ont tenté une modélisation de ce qu’est un thème sensible. La complexité du traitement de ces questions en classe provient d’une quadruple dimension : pédagogique ou didactique, éthique, politique et sociale. 

La dimension éthique implique que ces questions mettent en jeu les valeurs des adultes et des élèves pouvant entraîner des conflits de valeurs. Mais traiter de ces controverses en éducation à la citoyenneté est un levier pour susciter l’engagement des élèves et développer leur autonomie (Buttier & De Mestral, 2021). Ainsi, ces controverses passées ou présentes deviennent dès lors des « savoirs pour agir sur le monde » pour citer un ouvrage collectif de didactique des Sciences humaines et sociales (Buttier & Panagiotounakos, 2023). 

L’apport spécifique de la didactique de la citoyenneté est l’intégration de la conflictualité du monde pour en faire des objets non seulement d’enseignement mais aussi d’engagements. Face aux injonctions paradoxales et à l’inconfort suscité par l’enseignement de savoirs controversés, l’enjeu est alors de travailler sur les postures didactiques (Vézier & Buttier, 2021). Ceci, pour relier l’intention didactique aux choix de contenus enseignés qui touchent aux valeurs, en lien avec le contexte politico-éducatif dans lequel ces choix s’opèrent.


Références:

  • Albe, V. (2009). Enseigner les controverses. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Buttier, J.-C. & De Mestral, A. (2021). D’hier à aujourd’hui, former des citoyen.ne.s engagé.e.s en France et en Suisse romande : une injonction paradoxale ?  », Tréma [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/trema/6776 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.6776
  • Buttier, J.-C. & Panagiotounakos, A. (eds)(2023). Des savoirs pour agir sur le monde. Quels apprentissages des élèves face aux enjeux contemporains? Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
  • Hirsch, S., Moisan, S. & Audet, G. (2022). En terrain glissant. Enseigner les thèmes sensibles en contexte postsecondaire. Pédagogie collégiale. Association québécoise de pédagogie collégiale (AQPC). Hiver 2023, 36(2) 6-13. En ligne : https://eduq.info/xmlui/handle/11515/38763
  • Westheimer, J. & Kahne, J., 2004).What kind of citizens ? The politics of educating for democracy. American Educational Research Journal, 41(2), 237-269.
  • Vézier, A. & Buttier, J.-C. (eds)(2021). Postures enseignantes et laïcité scolaire. Ressources. Université de Nantes, n° 23. En ligne : https://hal.science/hal-03912367/

Note: cet article a été édité par Robin Stähli, DeFacto.

Image: Unsplash.com