Comment développer un avantage concurrentiel durable sur un marché du travail compétitif : le cas des clubs suisses de football

Introduction

Après les trente Piteuses (1964-1994, période sans qualification de la Nati à la Coupe du Monde), le football masculin suisse vient de connaître ses trente Glorieuses, marquées notamment par deux qualifications successives en quart de finale de l’Euro. Les causes de ce succès durable sont multiples. L’une d’elles réside dans la nécessité économique des clubs suisses de former de jeunes joueurs pour mieux les transférer ensuite.

Entre 2015 et 2020, le BSC Young Boys, le FC Bâle, le FC Lucerne, le FC Sion et le FC Thoune ont généré 277 millions de francs suisses grâce à la vente de joueurs, pour un investissement nettement plus modeste de 103 millions. Toutefois, ces chiffres globaux masquent des réalités différentes. Par exemple, le FC Bâle a dégagé une plus-value de 91 millions sur cette période, alors que le FC Lucerne et le FC Thoune n’ont réalisé que 6 millions. Comment expliquer ces écarts ?

Démarche de recherche

Une étude de cas multiples portant sur les cinq clubs identifiés est proposée pour répondre à cette question (Mustafi et al., 2024). L’approche théorique s’ancre dans la théorie des ressources qui considère qu’il est possible d’obtenir un avantage concurrentiel durable en développant et en exploitant des ressources internes uniques, rares, difficiles à imiter et non substituables.

Trois types de données ont été collectées. Premièrement, le site Transfermarkt a été utilisé pour recenser tous les mouvements de joueurs effectués par les clubs. Ensuite, une analyse documentaire (sites internet des clubs et presse spécialisée) a permis de rassembler de nombreuses données secondaires sur le fonctionnement de ces clubs. Enfin, des entretiens ont été menés avec les directeurs sportifs et/ou les responsables de la supervision des talents pour affiner cette analyse et identifier des sources d’avantages concurrentiels durables. Ces données ont permis d’en identifier deux.

Activités sur le marché des transferts des clubs suisses de 2015 à 2020 (en millions d’euros)

ClubsSaisons en Super
League (max = 5)
AchatsVentesGains
BSC Young Boys531,5 | 19 joueurs68,6 | 11 joueurs36,9
FC Bâle551,3 | 26 joueurs14,3 | 23 joueurs91,4
FC Sion516,6 | 11 joueurs46,1 | 121 joueurs29,5
FC Lucerne53,1 | 7 joueurs13,5 | 8 joueurs10,4
FC Thoune40,5 | 3 joueurs6,7 | 6 joueurs6,2
Résultats de la recherche

La première source d’avantage provient d’une asymétrie sur le marché du travail induite par le système pyramidal du sport européen. Le FC Bâle et désormais les Young Boys bénéficient de leur accès régulier aux compétitions européennes pour attirer des joueurs talentueux à moindre coût. Ces joueurs acceptent souvent de réduire leur rémunération à court terme pour être exposés internationalement en vue d’un futur transfert.

La participation aux compétitions continentale offre une seconde source d’avantage concurrentiel. Les revenus additionnels générés (billetterie, sponsors, prize money…) permettent à ces clubs d’investir dans le développement de capacités spécifiques en matière de détection et de formation de talents. Cela se traduit par un réseau de recruteurs étoffé, un encadrement sportif composé de nombreux spécialistes, ainsi que des infrastructures d’entraînement modernes. Cet avantage, à la fois valorisable, rare et difficile à reproduire ou imiter, dans l’acquisition et le développement de talents permet à ces clubs de s’inscrire dans des cercles vertueux. Cela s’est notamment traduit par l’hégémonie du FC Bâle (11 titres de champion entre 2004 et 2017), puis par celle des Young Boys (6 titres entre 2018 et 2024).

Bien que cela nuise à l’équilibre compétitif de la Super League suisse, et par conséquent à l’attractivité de cette compétition, cette situation bénéficie à la sélection nationale. La Nati profite des efforts de ces clubs pour former de jeunes joueurs talentueux. Cependant, cette situation pourrait être menacée par la récente décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne dans l’affaire Diarra, qui remet en question le pouvoir de la FIFA à réglementer le marché du travail des footballeurs professionnels. Cet avis pourrait aboutir à la suppression des indemnités de transfert, ce qui réduirait l’incitation pour les clubs à former de jeunes joueurs. Ironiquement, cette incitation a été en grande partie créée par une précédente décision de justice, l’arrêt Bosman de 1995, qui avait considérablement libéralisé le marché des transferts. Ainsi, la compétitivité de la Nati pourrait finalement se jouer devant les tribunaux européens.


Référence

Mustafi, Z., Bayle, E., & Terrien, M. (2024). Non-Big five football clubs’ strategies for generating transfer revenues : the case of Switzerland’s Super League. Soccer & Society, 1-18.

Image : unsplash.com

Note : Cet article est tiré du neuvième Policy Brief de l’IDHEAP. Il a été édité par Robin Stähli, DeFacto.

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